Israël accusé d’avoir tué Shirine Abou Akleh, visage phare d’al-Jazeera
La correspondante américano-palestinienne auprès de la chaîne qatarie dans la région a reçu une balle dans la tête alors qu’elle couvrait un raid mené par l’armée israélienne à Jénine.
« Les forces d’occupation prennent d’assaut Jénine et assiègent une maison dans le quartier de Jabriyat. En chemin, je vous apporterai des nouvelles dès que la situation s’éclaircira. » Il est 6h13 lorsque le bureau d’al-Jazeera à Ramallah reçoit, mercredi, ce qui sera le dernier courriel de la célèbre correspondante auprès de la chaîne qatarie dans la région, Shirine Abou Akleh. Attendue pour un direct à 7h, la reporter américano-palestinienne ne donnera plus de nouvelles. Quelques minutes plus tard, ses collègues apprendront, avec effroi, sa mort.
La journaliste de 51 ans, employée à al-Jazeera depuis 1997, a reçu une balle dans la tête alors qu’elle couvrait un raid mené par l’armée israélienne dans le camp de réfugiés de Jénine, en Cisjordanie occupée. Transportée à l’hôpital dans un état critique, elle succombera à ses blessures peu de temps après. Selon un collègue présent sur les lieux ainsi que son employeur, Shirine Abou Akleh a été abattue « de sang-froid » par un tir provenant des forces israéliennes.
Un tir soudain
Interrogés par la chaîne qatarie, des témoins sur place affirment que des francs-tireurs israéliens étaient présents sur les toits de toutes les maisons environnantes. Sur une séquence diffusée par la chaîne de télévision, on aperçoit la journaliste gisant au sol, portant un casque et un gilet pare-balles sur lequel est clairement inscrite la mention « Presse ».
Son collègue, le journaliste palestinien Ali el-Samoudi, blessé par une balle dans le dos et actuellement dans un état stable, a déclaré à l’agence Reuters que les forces israéliennes ne leur avaient ni « demandé de partir » ni « d’arrêter de filmer », et avaient « soudainement ouvert le feu sur nous ». Ce dernier ainsi que d’autres journalistes présents sur les lieux ont en outre assuré qu’aucun combattant palestinien n’était présent au moment de la mort de Shirine Abou Akleh, contredisant la version des autorités israéliennes.
« Selon les informations que nous avons recueillies, il semble probable que des Palestiniens armés, qui ont ouvert le feu sans discernement à ce moment, soient responsables de la mort malheureuse de la journaliste », a en effet suggéré dans un communiqué le Premier ministre israélien Naftali Bennett. Le ministre des Affaires étrangères Yair Lapid a déclaré pour sa part, sur son compte Twitter, qu’Israël avait « proposé aux Palestiniens une enquête pathologique conjointe sur la triste mort de la journaliste ». Des propos fustigés par de nombreux internautes, pour qui la vidéo partagée par al-Jazeera coïncide clairement avec les propos rapportés par les personnes sur place. Sur Twitter, nombre d’entre eux ont également dénoncé le traitement médiatique timoré de certains titres de presse occidentaux sur le décès de la journaliste.
« Au revoir, Shirine »
La mort de Shirine Abou Akleh, l’un des visages les plus connus de la chaîne panarabe, a suscité une réelle onde de choc. Depuis hier, les déclarations émanant de responsables officiels, de ses proches, d’activistes palestiniens et de téléspectateurs ayant grandi avec elle abondent sur les réseaux sociaux. Le président de l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas a affirmé qu’« avec le martyre de la journaliste Shirine Abou Akleh, la Palestine a perdu l’un des chevaliers de la vérité qui a travaillé avec sincérité et honnêteté pour transmettre le récit palestinien au monde en contribuant à la documentation des crimes de l’occupation israélienne, contre notre peuple et nos territoires ». Chrétienne palestinienne originaire de Jérusalem, Shirine Abou Akleh avait étudié le journalisme à l’Université Yarmouk de Jordanie et cofondé la station La Voix de la Palestine, basée à Ramallah, avant de rejoindre al-Jazeera. Elle s’était alors fait connaître à travers sa couverture de la seconde intifada (2000-2005). Ses reportages de l’époque puis ceux, plus tard, sur les funérailles de Palestiniens tués par les forces israéliennes et le quotidien de l’occupation ont marqué le paysage médiatique de la région au cours des vingt dernières années. À Ramallah, un grand portrait de la journaliste sur lequel il est inscrit en arabe « Au revoir, Shirine » avait déjà été accroché hier au-dessus d’un immeuble. De nombreux Palestiniens se sont rués pour déposer des gerbes de fleurs au passage de la voiture transportant sa dépouille, selon l’AFP.
Sur les chaînes d’information en continu arabes, de nombreux journalistes ne parvenaient pas hier à retenir leurs larmes en évoquant la mort de leur consœur. « Shirine, pour chaque journaliste palestinien et pour chaque journaliste arabe, est un modèle que nous avons perdu aujourd’hui », a témoigné le journaliste d’al-Jazeera Tamer Mishal sur la chaîne. « Ses assassins s’en iront librement et les lointaines universités américaines réprimanderont les étudiants qui dénonceront le régime qui l’a tuée… » a de son côté fustigé sur Twitter Mohammad el-Kurd, figure de la contestation palestinienne, en référence à l’interdiction par certaines facultés aux États-Unis du mouvement de boycottage d’Israël BDS.
Plusieurs instances internationales, à l’instar de la diplomatie américaine pour les affaires palestiniennes, l’envoyé spécial de l’ONU pour le processus de paix au Moyen-Orient et la Mission de l’Union européenne en Palestine, ont également condamné son meurtre et appelé à une enquête transparente pour en éclaircir les circonstances.
Très respectée dans son milieu professionnel, la journaliste se dédiait corps et âme à son travail. À entendre ses proches, elle était unanimement connue pour son professionnalisme et sa persévérance, ainsi que sa prudence. « Évidemment que la peur est présente (lors de la couverture d’affrontements) et que l’on fait beaucoup de cauchemars selon les périodes. On ne se jette pas dans les bras de la mort. La sécurité est ma priorité numéro un », avait-elle notamment déclaré lors d’une interview en 2017.
Le décès de Shirine Abou Akleh s’inscrit dans un contexte de haute tension en Israël, cible d’une série d’attaques ayant fait au moins 18 morts depuis le 22 mars. En représailles, l’État hébreu a mené dans la foulée plusieurs « opérations de contre-terrorisme ». Trente et un Palestiniens, des assaillants comme des civils, ont depuis trouvé la mort, dont un jeune mercredi à Ramallah.
Le sort tragique réservé à la journaliste intervient également presque un an après la destruction de la tour Jalaa, qui abritait les bureaux d’al-Jazeera et de l’Associated Press à Gaza, lors d’une frappe armée israélienne en pleine guerre entre le Hamas et l’État hébreu. Ce dernier avait justifié d’avoir rasé l’immeuble par la présence présumée d’équipements militaires du mouvement islamiste palestinien. Hier, un drapeau noir a été hissé au bureau de la chaîne qatarie à Ramallah, comme en écho à cette double tragédie.