Culture

Réinventer la culture africaine à l’ère numérique : pour un écosystème éditorial intégré

Lors du 30e Salon international de l’édition et du livre, une table ronde a réuni Driss Khrouz et Driss Jaydane autour d’un enjeu majeur : comment penser un écosystème éditorial africain dans un monde de plus en plus numérisé ? Entre critique des dépendances technologiques, plaidoyer pour une souveraineté culturelle et mise en lumière des initiatives émergentes, les deux intellectuels ont esquissé les contours d’une culture numérique africaine, enracinée et inventive.

Le 30e Salon international de l’édition et du livre a accueilli une table ronde passionnante intitulée «Réinventer la culture africaine dans un monde digital». Animée par Belkacem Boutayeb, la rencontre a réuni deux figures majeures de la pensée et de l’action culturelle au Maroc et au-delà : Driss Khrouz, chercheur et ancien directeur de la Bibliothèque nationale du Royaume du Maroc (BNRM), et Driss Jaydane, écrivain et intellectuel reconnu.

Dans une époque où le numérique transforme en profondeur les modalités de création, de diffusion et de transmission du savoir, cette rencontre avait pour ambition de dresser un état des lieux lucide de la situation africaine tout en dessinant les contours d’un futur souhaitable.

Un continent pluriel face à la révolution numérique

Driss Khrouz a d’abord tenu à rappeler la complexité que recouvre le terme «Afrique». «Il n’y a pas une Afrique, mais des Afriques», a-t-il souligné, en pointant la disparité des contextes technologiques et institutionnels d’un pays à l’autre. Si certains États tels que le Nigeria, le Kenya, l’Afrique du Sud, l’Égypte ou le Maroc montrent des avancées notables, il a déploré que la conception dominante du numérique sur le continent demeure centrée sur la consommation, et non sur la production ou la structuration en amont.

L’ancien directeur de la BNRM a partagé son expérience de la numérisation des fonds documentaires, initiée à travers le Réseau francophone numérique (RFN). À travers cet engagement, il a plaidé pour une numérisation pensée non comme une simple conversion technique, mais comme un projet scientifique, patrimonial et stratégique : «La numérisation est une fonction dérivée des mathématiques. Elle ne peut se faire sans vision, sans méthode, sans recherche».

Penser le numérique au prisme de l’histoire et de la critique

Driss Jaydane a situé le débat dans une perspective critique, affirmant que l’on ne saurait penser le numérique en Afrique sans interroger les dimensions politique, géopolitique et historique des techniques. Pour lui, l’histoire des technologies est indissociable de celle des systèmes de pouvoir. Il a mis en lumière les formes contemporaines de colonialité qui se logent dans les architectures invisibles des plateformes numériques où s’exerce un capitalisme de la surveillance imposant ses normes culturelles, esthétiques et cognitives.
Jaydane a également mis en avant les formes de résistance qui émergent sur le continent, portées par des artistes, des penseurs ou des plateformes comme «Africa Labs et Okay Africa». Il a cité l’artiste congolais Eddy Kamuanga, dont les œuvres interrogent le lien entre exploitation minière, corps africains et production technologique. Ce discours de la vigilance et de la dénonciation invite à la réinvention d’un rapport au numérique ancré dans des visions africaines du monde.

Vers une nouvelle grammaire culturelle du numérique

Les deux intervenants se sont rejoints sur la nécessité de bâtir une infrastructure de savoirs proprement africaine, capable de concilier la mémoire vive de l’oralité avec la mémoire numérisée, et d’inventer une nouvelle grammaire culturelle du numérique. Jaydane a ainsi proposé de penser le numérique non comme une finalité, mais comme un espace d’imagination, de création collective et de circulation des récits. L’Afrique ne doit pas seulement entrer dans le numérique : elle doit y apporter sa propre vision du monde.
En filigrane de leurs échanges se dessine un projet de civilisation : celui d’un numérique africain affranchi des centres hégémoniques, enraciné dans ses langues, ses esthétiques, ses spiritualités. Un numérique qui ne se contente pas d’importer des outils, mais réinvente leurs usages. Un numérique qui transforme les données en récits, les réseaux en communautés, les interfaces en lieux d’émancipation. Une révolution à la fois technique, poétique et politique.
Source : lematin.ma