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Inondations meurtrières : l’Espagne endeuillée après la « Dana du siècle »

Depuis mardi soir, les inondations d’une extrême violence mobilisent le sud-est de l’Espagne. Les autorités régionales sont accusées de ne pas avoir pris au sérieux les alertes lancées dès le matin.

Dana : ces dernières années, les Espagnols écoutaient, lisaient et prononçaient cet étrange acronyme avec une fréquence accrue. « Des trucs de scientifiques », commentaient la plupart d’entre eux. Cette fois-ci, le mot est entré de manière aussi tragique qu’indélébile dans le langage courant. Et ce, même si rares sont ceux qui en connaissent vraiment le sens : « Dana » pour dépression isolée à un niveau élevé, ou plus prosaïquement un phénomène désignant une poche isolée d’air froid qui entre en contact avec un air réchauffé par la mer et provoque de fortes perturbations sous la forme de tempêtes d’une violence insoupçonnée. Avec Valence et ses environs pour épicentre, le pays a connu la « Dana du siècle », répètent les météorologues.

Et de loin la plus meurtrière : au minimum 95 morts, des dizaines de disparus, des ponts écroulés, au moins 5 000 voitures et camions attrapés et renversés comme des pions par un déluge biblique. Trois jours de deuil ont été déclarés par le gouvernement de Pedro Sanchez, qui, prenant la mesure d’une catastrophe naturelle rarement vue, a promis : « Nous mettrons tous les moyens à disposition pour nous relever de cette tragédie. » Un gros millier d’agents de l’Unité militaire d’urgence, l’Ume, ont été dépêchés de Madrid pour porter secours à des centaines de gens encore isolés, qui sur le haut de sa maison, qui sur le toit de sa voiture. Déjà, au moins 70 personnes ont été sauvées des eaux grâce à leurs hélicoptères balayant Valence et toute sa région, inondée par cette gigantesque tempête.

Les Espagnols continuent d’être hypnotisés par les images qui passent en boucle. Des rues envahies par des voitures empilées les unes sur les autres ; les autoroutes A3 et A7, toujours fermées au trafic (tout comme les TGV entre Madrid et Valence), jonchées de camions renversés ; des villages en ruine, à l’image de Letur, près d’Albacete, où la violence des crues a cisaillé les édifices du centre historique et où, sur 929 habitants, 5 demeurent disparus ; d’innombrables personnes qui tentent de récupérer leurs voitures emportées par les flots ; l’imposant pont de Carlet sur le point de céder sous les flots furieux de la rivière Magro ; des complexes sportifs qui logent des personnes sans électricité, dont sont dépourvus au moins 120 000 Valenciens. Et, surtout, les regards se portent sur la commune de Paiporta, au sud de Valence, où 45 habitants sont morts, dont 6 personnes d’une maison de retraite.

Records de températures dans la Méditerranée

À en croire l’agence nationale de météorologie, l’Aemet, des inondations d’un tel ordre n’ont été vécues qu’en 1957 (les crues du fleuve Turia à Valence avaient été telles qu’il fallut dévier ses eaux vers un canal contournant la ville), puis en 1982 et en 1987. En ce XXIe siècle, la Dana du mercredi 30 octobre est la pire catastrophe en Europe, derrière les inondations en Allemagne de 2021 qui avaient causé près de 200 morts. « Ce qui est le plus insolite dans cette Dana, c’est son extrême virulence et son caractère très soudain », souligne Ruben del Campo, de l’Aemet.

En Espagne, conséquences dramatiques du changement climatique, ces phénomènes météorologiques se multiplient ces dernières années. « Il faut comprendre qu’une Dana en Méditerranée est comparable à un ouragan tropical, note le géographe Jorge Olcina. Pourquoi sont-ils de plus en plus fréquents et meurtriers ? Tout simplement parce que les hautes températures de la mer provoquent des phénomènes de condensation chaque fois plus marqués. » La Méditerranée était à 23 °C peu avant les tempêtes : au-delà de 20 °C, les météorologues estiment qu’il y a péril. Cet été, le record de température maritime a été battu : 28 °C.

Ce qui n’a pas empêché les experts de l’Aemet d’être surpris par l’intensité des précipitations : « On n’a pas assisté à une tempête normale d’une demi-heure ou d’une heure, qui ferait aussi des ravages, mais pas comme celle-ci. Là, on a eu affaire à une série de tempêtes qui se sont rechargées de manière constante et se sont abattues sur un même point. » À Chiva, une commune valencienne de 15 000 habitants, il est tombé en une heure autant d’eau que durant une année ordinaire. Et tout cela sans compter que la tragédie continue de sévir : si leur intensité s’est réduite autour de Valence, les déluges d’eau se sont étendus à une partie de Castille-La-Manche et surtout en Andalousie, jusqu’à Malaga et Jerez de la Frontera, dont les rues sont devenues des lits de rivières en crue où flottent des voitures.

Des alertes aux pluies torrentielles envoyées trop tard

Alors que l’actualité espagnole est entièrement bouleversée par cette Dana historique, la polémique s’est invitée à un moment où l’union nationale serait la bienvenue. Cette dernière a été invoquée par le roi Felipe VI, depuis l’archipel des Canaries où il préside à des opérations militaires : « La reine et moi sommes avec vous. »

Pendant ce temps, le chef du gouvernement Pedro Sanchez et le chef de l’opposition libérale Alberto Núñez Feijóo n’ont cessé de s’écharper. Ce dernier a jugé « indigne » et d’une « rare bassesse morale » le fait que le leader socialiste ait maintenu une séance parlementaire extraordinaire dans le but de faire approuver une législation lui donnant le contrôle sur la télévision publique, la RTVE. Et ce, « alors même que des milliers de Valenciens se voyaient attrapés par les eaux et qu’on apprenait les premières victimes », a-t-il ajouté.

Du côté socialiste, on accuse ouvertement la région valencienne, aux mains des conservateurs du Parti populaire, d’avoir sous-estimé le péril. Carlos Mazón, le président régional, a supprimé en février l’Unité valencienne d’urgence, la UVE, au motif que cet organisme créé par son prédécesseur de gauche était « inopérante ».

Plus grave, les autorités régionales n’ont pas pris au sérieux les alertes lancées dans la matinée de ce funeste mardi. Les Valenciens n’ont reçu qu’à 20 h 10 les avertissements sur leurs portables, lorsque les crues étaient déjà imparables. Or, mardi à midi, la Confédération hydrographique du Xuquer émettait déjà des signaux d’alarme. Et, dès 8 heures du matin, l’Aemet publiait même : « Alerte rouge sur le littoral sud de Valence. Pluies d’intensité torrentielle […] Précaution maximale, le danger est extrême. Ne bougez de chez vous que si c’est strictement nécessaire. » Des avertissements non pris en compte, et aussi… des fake news sur les réseaux sociaux aux fâcheuses conséquences. C’est le point de vue défendu par le chef régional des pompiers, José Miguel Basset : « On a parlé d’évacuations, de débordements ou de ruptures de barrages qui n’ont pas eu lieu. Cela a interrompu notoirement le travail des équipes de secours. »
Source : lepoint.fr