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Après des affrontements en Syrie, la minorité druze plongée dans l’incertitude

Au moins une dizaine de personnes ont trouvé la mort dans des heurts à Jaramana, une banlieue druze de Damas, après la diffusion d’un message jugé blasphématoire. Un peu moins de deux mois après le pogrom qui a fait plus de 1 500 morts civils majoritairement alaouites, ces violences rappellent la précarité et l’angoisse de la minorité druze dans la Syrie post-Assad, écartelée entre la loyauté à la Syrie et la main tendue d’Israël. Décryptage.

Nuit de violence, à quelques kilomètres de la capitale syrienne.

Au moins 13 personnes ont été tuées lors d’affrontements, entre lundi et mardi, à Jaramana, localité majoritairement druze de la banlieue de Damas.

L’étincelle : l’enregistrement sonore présumé d’un homme de confession druze, maudissant le prophète Mahomet, qui aurait provoqué la colère d’hommes armés de confession sunnite. Ces informations proviennent de secouristes et des sources sécuritaires.

Arabophones, également établis au Liban, ainsi qu’en Israël, les druzes constituent 3 % de la population syrienne.

Les violences de Jaramana interrogent : les minorités vivront-elles en paix dans la Syrie post-Assad, historiquement multiconfessionnelle et désormais gouvernée par une coalition en partie islamiste ?

Un mois avant les affrontements qui viennent d’endeuiller les druzes syriens, des massacres visant une autre minorité syrienne, les alaouites, ont confirmé ces inquiétudes. Selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), plus de 1 500 personnes ont été tuées dans l’ouest de la Syrie (districts de Lattaquié, Tartous, Homs, Hama). Majoritairement alaouites, tous étaient civils, toujours selon l’OSDH.

« Moins associés » au régime que les alaouites

L’ancien maître de Damas, Bachar al-Assad, était lui-même issu de la communauté alaouite. Communauté que son père, Hafez al-Assad, avait érigé en épine dorsale du régime.

Les druzes, eux, ont maintenu une relation d’équilibriste avec Bachar au cours des 14 ans de guerre en Syrie : acceptant la protection du pouvoir face au péril jihadiste, tout en cultivant une autonomie dans leurs bastions traditionnels.

Aux yeux de la société syrienne, les druzes sont aujourd’hui certes « moins associés » à l’ancien régime que les alaouites, rappelle Fabrice Balanche, maître de conférences à l’Université Lyon 2, auteur de nombreux ouvrages sur la Syrie.

Le « druzisme » est une foi secrète, mêlant islam, christianisme et philosophies antiques explique le chercheur. Ce syncrétisme, assez proche de celui des alaouites, fait que les deux communautés sont perçues comme hérétiques par nombre de sunnites.

Au cours du conflit syrien (mars 2011-décembre 2024), les druzes furent d’ailleurs plusieurs fois ciblés par des groupes jihadistes.

Comme en juin 2015, lorsque les combattants d’Al-Nosra prirent d’assaut le village druze de Qalb al-Loze, dans le nord de la Syrie, tuant au moins 20 villageois.

« Beaucoup de personnes ont été enlevées, libérées contre rançon, ou assassinées » raconte Fabriche Balanche.

Les assaillants leur reprochaient alors leur soutien au régime Assad. « Dans des villes comme Soueïda, les druzes qui avaient pourtant manifesté pacifiquement contre Assad en 2011-2012, ont accepté les armes du régime, et se sont constitués en milices », précise-t-il.

Le spectre de la guerre hante nombre de Syriens, comme ceux rencontrés par l’AFP après les affrontements de Jaramana mardi.

« Nous ne savons pas ce qui se passe, nous avons peur que Jaramana devienne un théâtre de guerre », a affirmé Riham Waqaf, une employée d’une ONG terrée à la maison avec son mari et ses enfants. Des représentants du gouvernement syrien et des druzes de Jaramana ont conclu en début de soirée un accord pour traduire en justice les personnes ayant lancé l’assaut sanglant contre ce quartier de la banlieue de Damas.

Les druzes face à la main tendue d’Israël

Ce bastion druze a déjà été le théâtre d’escarmouches en mars. Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu et son ministre de la Défense Israël Katz avaient alors menacé d’une intervention militaire, si les nouvelles autorités syriennes se risquaient dans toute action violente contre les druzes.

Le voisin hébreu entretient une relation particulière avec ces derniers qui représentent 1,6 % des citoyens israéliens. Contrairement aux autres citoyens israéliens arabes – musulmans ou chrétiens – les druzes effectuent tous un service militaire obligatoire dans les rangs de Tsahal, aux côtés de leurs concitoyens juifs.

« Les Israéliens, traditionnellement, ont confiance dans cette communauté intégrée à l’État hébreu auquel leurs membres vivant en Israël ont prêté allégeance. Au point qu’il y a même des officiers généraux israéliens druzes ayant commandé des formations prestigieuses comme Ghassan Alian, le premier commandant non-juif de la brigade Golani ou le général Imad Fares qui fut commandant de la brigade Givati de 2001 à 2003 », commente David Rigoulet-Roze, chercheur associé à l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris).

Mi mars, puis de nouveau le 25 avril, d’importantes délégations de cheikhs druzes syriens ont pu se rendre en Israël pour un pèlerinage religieux, malgré l’état de guerre jamais interrompu entre les deux pays.

Profitant du vide laissé par la chute d’Assad, l’État hébreu a envoyé depuis des troupes dans une zone supposément démilitarisée, dans le Golan. Ce plateau du sud-ouest de la Syrie a été occupé par Israël en 1967, puis occupé en 1981.

Dans le cadre de ces projets de contrôle territorial, « les druzes sont susceptibles de constituer pour les Israéliens une pièce importante sur l’échiquier géopolitique régional du fait de leur présence communautaire transfrontalière, notamment en Syrie » analyse David Rigoulet-Roze.

L’État hébreu a ainsi multiplié les gestes d’ouverture envers la communauté du sud syrien, lui faisant parvenir des colis humanitaires par l’entremise des druzes israéliens.

Israël « entretient une très grande méfiance à l’égard du nouveau régime syrien », et sa tactique consiste à diviser les communautés qu’il contrôle » commente Fabrice Balanche. « Pour Israël, la stratégie, c’est affaiblir ce nouveau régime, le maintenir dans une position de faiblesse. Et par conséquent, Israël préférerait qu’il y ait une logique d’autonomie communautaire ».

Mais sur le terrain, une autonomie druze semble inenvisageable, l’éparpillement du peuplement druze en Syrie compliquant l’avènement d’un « Druzistan » unique.

« Il y a eu par le passé, dans la Syrie mandataire, un État du Djebel druze, établi par les Français dans les années 1920. Mais la situation est aujourd’hui très différente avec le risque de fragmentation de la Syrie post-Bachar. D’où la signature, le 11 mars 2025, par le nouveau président Ahmed Al-Charaa d’un accord avec les druzes de la province méridionale de Soueïda, dit aussi Djebel druze, prévoyant l’intégration complète de cette région aux institutions de transition mais avec des forces de police locales issues de la population druze et en reconnaissant une identité culturelle communautaire », précise David Rigoulet-Roze.

Bien qu’attachée à son particularisme, une frange de la communauté druze-syrienne a d’ailleurs historiquement soutenu une vision supraconfessionnelle de la société : le nationalisme arabe.

Comme les chrétiens ou les alaouites, nombre de druzes virent dans ce courant l’espoir d’une société où l’appartenance à une nation dite « arabe » mettrait fin à leur condition « minoritaire ».

« Compliqué d’être dans la tête d’un druze »

Une partie des élites druzes a soutenu le Baas, parti laïque fondé en Syrie dans les années 1940. C’est de ce même parti que le clan Assad, qui s’empare du pouvoir en 1970, s’est réclamé jusqu’à son éviction.

Dans ce cocktail idéologique, qui imprègne la société syrienne depuis des décennies, l’État hébreu est l’ennemi systémique.

La main qu’Israël tend aujourd’hui vers les druzes de Syrie les place ainsi dans une situation délicate, sinon dangereuse. Face à la protection promise par Israël, des dignitaires druzes réaffirment ainsi leur attachement à la nation syrienne.

« Être considéré comme hérétique est une chose. Mais être perçu comme lié à Israël, en Syrie : voilà qui est encore pire dans l’échelle des valeurs », résume Fabrice Balanche.

Mille questions agitent la communauté. « Est-ce qu’on peut faire confiance au nouveau régime syrien ? Est-ce qu’on peut faire confiance à Israël, est-ce qu »il ne va pas nous lâcher en plein vol? Mais nous sommes arabes, et comment cautionner la guerre que mène Israël à Gaza ? « Être dans la tête d’un druze aujourd’hui, c’est très compliqué », poursuit Fabrice Balanche.

Car la question druze dans la Syrie d’aujourd’hui n’est plus seulement identitaire, mais aussi existentielle.

Source : france24.com